CHAPITRE VIII

 

 

 

Les chevaux ne sont pas faits pour voyager la nuit, surtout quand il n’y a pas de lune.

Karal était un bon cavalier et il sentait la tension du hongre par l’intermédiaire d’une multitude de signes physiques. Le cheval était anxieux et fatigué, l’absence de visibilité exacerbant sa nervosité.

Trenor trébucha sur la route accidentée. Karal le rassura de la main et de la voix. Le hongre hennit pitoyablement. Le jeune homme se demanda s’il n’allait pas devoir dire au Héraut Rubrik qu’il allait mettre pied à terre pour conduire son cheval par la bride, avant qu’il ne se casse une patte.

— Nous y sommes presque, Karal. Haven est derrière la prochaine colline, tu verras, dit la voix de Rubrik, flottant dans le noir. (Il aurait pu être un esprit désincarné, ou à des lieues de là. Impossible de le dire !) Ou plutôt, tu verras les lumières. Et dès que ton cheval saura où il met les sabots, tout ira mieux.

— Je refuse de pousser Trenor jusqu’à l’épuisement, ou qu’il tombe avec moi sur son dos ! S’il trébuche encore, je mettrai pied à terre.

Une forme blanche apparut et il s’avisa que Rubrik et Ulrich l’attendaient sur le bord de la route.

— Personne ne te demande ça, Karal, dit le Héraut d’une voix lasse. Si je le pouvais, je vous épargnerais. Mais entre ici et Haven, il n’y a que des buissons. Et une fois que nous serons là-bas, autant aller au Palais ! Je suis navré de vous torturer ainsi, mais du mauvais temps magique se prépare, et le dernier pont menaçait de céder.

Il se répète. C’est la troisième fois qu’il me dit ça. Il prétend être en meilleure condition physique qu’il ne l’est réellement. Je parie qu’il souffre plus qu’il ne nous le laisse voir.

Ils avaient franchi le dernier pont au coucher du soleil. Ayant pu constater à quel point il était branlant, Karal n’avait pas protesté quand leur guide avait décidé de continuer. Comme il avait vu l’arbre qui était tombé dessus quelques heures avant leur passage, il n’avait pas non plus demandé pourquoi une structure de cette importance n’avait pas été réparée.

Maintenant qu’il y repensait, il se souvenait d’un autre détail, qui ne l’avait pas frappé sur le moment : l’arbre avait un tronc énorme – deux hommes auraient eu du mal à en faire le tour avec leurs bras – et il avait été déraciné. Pas été emporté par la rivière, mais arraché du sol. Karal préférait ne pas imaginer quel genre de temps pouvait déraciner des arbres et faire déborder des cours d’eau en quelques heures.

Après, ils ne trouvèrent de chambre nulle part. Les auberges affichaient complet, en grande partie à cause du mauvais temps, en pleine saison des foires commerciales.

Ils avaient continué leur route, sachant qu’un lit et un repas les attendaient à Haven. Mais après le coucher du soleil, les choses étaient devenues bien plus difficiles que prévu. C’était une nuit sans lune, et les nuages cachaient les étoiles. Cela ne gênait peut-être pas le Compagnon, mais le pauvre Trenor peinait, tout comme Abeille. Un peu d’herbe et deux poignées de grains ne remplaçaient pas un repas et une bonne nuit dans une stalle.

L’humeur de Karal était aussi sombre que celle de sa monture, même s’il comprenait pourquoi ils chevauchaient encore au milieu de la nuit. Au moins, c’était mieux, pour Ulrich, que de dormir sur le bas-côté de la route. Abeille l’avait porté des nuits entières dans des conditions bien pires, et tant qu’il restait sur son dos, ses articulations ne refroidissaient pas. S’ils s’arrêtaient, il serait trop raide pour se remettre en selle.

L’obscurité étouffait les sons parce qu’il ne leur restait quasiment aucune référence visuelle. Même les insectes, au bord de la route, semblaient bourdonner derrière un mur.

— J’ai annoncé notre arrivée, dit Rubrik. Karal le crut, même s’il ignorait comment le message du Héraut pouvait les précéder. Sauf grâce à la magie… Ulrich estimait que leur guide faisait, d’une manière ou d’une autre, un rapport quotidien à ses supérieurs. Il devait donc utiliser la magie.

— Des serviteurs nous attendent, et le maréchal-ferrant de la reine prendra soin de votre cheval dès que nous aurons atteint le Palais.

Karal tapota l’épaule de Trenor. Aussi fatigué que fût le hongre, sa respiration n’était pas laborieuse. Et même s’il trébuchait souvent, il n’était jamais tombé. Un bon repas, une couverture et une stalle tiède, et Trenor serait en pleine forme.

Je ne dirais pas « non » à du gruau, à une bonne couverture et à un matelas de paille…

— Merci. D’habitude, je préfère m’occuper moi-même de Trenor… Mais je suis si fatigué que je risquerais de le laisser boire trop vite.

Et voilà. Je suis si éreinté que je parle pour ne rien dire. Une bonne chose que Rubrik soit trop épuisé pour s’en apercevoir, ou il pourrait tirer de moi tout ce qu’il veut en lançant la conversation et en me laissant parler. Et Ulrich est trop las pour faire attention à ce que je dis.

— C’est la dernière côte, promit Rubrik. Je l’espère, sinon je continue à pied.

Rubrik n’avait pas menti. Quelques instants après, Karal vit les lumières de Haven apparaître au-dessus de la crête. Comme il était tard, elles n’étaient pas nombreuses, mais d’après leur espacement, il paraissait évident que la capitale valdemarienne était immense.

C’est grand. Oui, très grand.

Quelques années plus tôt, Karal en serait resté bouche bée. Mais c’était avant qu’on l’amène à Suriname, la capitale de Karse où avait été construit le premier et le plus grand Temple, pour accueillir le Trône de Vkandis. Sunhame était au moins aussi grande que Haven…

Il n’était pas impressionné, sinon de constater qu’ils étaient beaucoup plus près qu’il ne l’avait cru.

— Nous arriverons bientôt, répéta Rubrik. Nous sommes presque à la périphérie. Les rues étant désertes, nous devrions atteindre très vite le Palais.

Trenor leva la tête et huma l’air. Il dut aimer ce qu’il sentit car il accéléra le pas.

Abeille l’imita en lâchant un braiment asthmatique.

— Ils doivent sentir les chevaux et la rivière, dit Ulrich.

Lui aussi parle pour ne rien dire. S’il est si fatigué, il ne se lèvera pas tôt demain… et je n’aurai pas à le faire non plus.

La première bâtisse appartenant à la ville proprement dite apparut sur leur droite. Il faisait trop noir pour bien voir, mais d’après l’odeur d’argile froide, de fumée et de brique chaude, Karal devina qu’il s’agissait de l’atelier d’un potier.

Cela aussi lui rappela Suriname. Les ateliers, les entrepôts et les moulins se trouvaient à la périphérie. Peu de gens aimant le bruit, ces métiers étaient souvent éloignés des habitations.

D’autres bâtiments noirs se découpèrent de chaque côté de la route. Ici et là, une lampe ou une chandelle brûlaient derrière les rideaux, mais sans éclairer l’extérieur. Les sabots de leurs montures résonnaient dans un silence parfois brisé par les aboiements d’un chien ou les grincements d’une enseigne malmenée par la brise. On entendait quelques insectes, mais pas un seul animal. Ils auraient pu traverser une ville fantôme.

Karal frissonna. Il n’aimait pas cette image.

Des lumières apparurent. Quand ils approchèrent, Karal vit que c’était des lanternes accrochées à des poteaux, devant les boutiques fermées pour la nuit. Apparemment, il y en avait tout au long de la rue, à intervalles réguliers. Alors qu’ils dépassaient la troisième, Karal vit un jeune homme bien vivant marcher dans leur direction. Il menait par la bride un âne chargé de deux pots fermés et d’une échelle.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

Karal eut bientôt la réponse à sa question. L’homme descendit une échelle du dos de l’âne et l’appuya contre le poteau d’une lanterne éteinte.

— Bonsoir, Héraut, dit-il d’une voix joyeuse tout en montant les barreaux.

— Bonsoir, allumeur de lanternes, répondit Rubrik. On m’a annoncé qu’il va y avoir un orage magique…

— C’est ce que je me suis laissé dire aussi. J’espère avoir terminé dans une heure et être au chaud quand ça craquera. (Il souleva la pièce en métal percé qui protégeait la mèche puis remplit le réservoir avec la bouteille accrochée à sa ceinture.) Les mages disent que ça sera un sale orage. Au moins, maintenant, nous sommes avertis, même s’ils ne semblent pas pouvoir faire grand-chose. Quel dommage !

C’est sans doute pour ça que tout est si calme… Les gens se sont calfeutrés chez eux.

Ils passèrent devant l’homme, qui descendait de son échelle. Il leur fit un signe de la main, pressé de finir sa tournée.

Pourquoi les mages ne font-ils rien au sujet du temps ? Nous pouvons…

— Il y a trop à faire, et pas assez de mages, dit Rubrik. Pour une raison quelconque, nous n’avons pas beaucoup de mages spécialistes du climat. Des gens capables de prédire le temps, nous en avons, et même à la pelle, mais peu sont en mesure d’arranger les choses sans les détériorer ailleurs.

— Nous avons beaucoup de mages spécialistes du climat, dit Ulrich. C’est un talent très commun à Karse. Peut-être à cause de nos rudes climats…

— Je sais, répondit Rubrik d’une voix très lasse. C’est un des points dont Sa Majesté veut s’entretenir avec vous. Nous pensions qu’après la défaite d’Ancar, les choses rentreraient dans l’ordre, mais elles empirent. Vous avez vu le pont…

— Hum…

Ulrich ne dit rien de plus, mais Karal devina ce qu’il pensait. Selon les critères karsites, Valdemar était un pays prospère – c’est-à-dire riche en terre arable. Karse était un pays montagneux au sol pauvre et plein de cailloux. Valdemar avait toujours des surplus de grains, de viandes et de produits laitiers. Karse ne serait pas opposé à en bénéficier en échange du travail de quelques-uns de ses mages spécialistes du climat. Ce genre de détail n’était pas entré en ligne de compte pendant les négociations de paix, ni dans les clauses de l’alliance qui avait suivi.

C’était la raison de leur présence.

Et ce type de négociation aurait été impossible si l’Empire et sa magie ne les menaçaient pas.

Les vieux crétins refusent de négocier avec les Créatures des Enfers. Seuls Vkandis et le risque d’une destruction totale les ont forcés à accepter une alliance. Mais les pactes que nous allons signer survivront peut-être à la menace impériale, si les vieux idiots meurent ou s’habituent à traiter avec les « Créatures des Enfers ».

Il était étrange que Valdemar subisse toujours autant de contrecoups magiques. Le royaume comptait beaucoup d’Adeptes, qui auraient pu enseigner aux autres comment manipuler et contenir la magie. Maintenant qu’Ancar ne semait plus sa peste magique partout, les choses auraient dû rentrer dans l’ordre. Non ?

A moins que quelque chose ne se prépare…

— Je me demande si l’Empire a un lien avec ça, se demanda Karal à voix haute.

— Avec quoi ? demanda Rubrik.

Karal rougit et fut content que l’obscurité dissimule son embarras. C’était la deuxième fois. Il allait devoir se surveiller. Et apprendre à se taire quand il était fatigué – ses pensées passaient directement dans sa bouche.

— Le… ce mauvais temps, messire, répondit-il. L’Empire ne manque pas de mages, dit-on. Ne pourraient-ils pas vous envoyer ce mauvais temps pour faire de vous une cible plus facile ?

— C’est possible… Mais j’ignorais qu’on pouvait réussir ça à une telle distance.

Rubrik jura, puis se raidit et étouffa un petit cri de douleur. Karal comprit qu’il devait beaucoup souffrir. Le rythme qu’il imposait était aussi dur pour lui que pour eux, même si son Compagnon semblait aussi frais qu’à leur départ.

— En théorie, c’est faisable, même si personne de ma connaissance n’a jamais essayé, dit Ulrich. J’ai lu quelque chose à ce sujet dans de très anciens textes sur la magie. Mais se servir du temps comme une arme n’est pas très judicieux, car ce genre d’attaque est facile à parer.

— Sauf quand l’ennemi n’utilise pas la magie. (Rubrik jura de nouveau.) Ce qui n’a pas pu échapper aux espions de l’Empire. Ils doivent se gausser de nous, s’ils sont les responsables. J’en parlerai aux personnes compétentes.

— Admettons que ce mauvais temps soit l’œuvre d’un mage, insista Ulrich, il suffirait d’un de nos spécialistes du climat pour y remédier. Et il n’aurait même pas besoin d’être très puissant. Je suis trop fatigué pour vous dire si ces perturbations vous ont été envoyées. Mais si l’Empire en est la cause, la distance joue en notre faveur. Car en travaillant d’aussi loin, nos ennemis ne pourraient pas empêcher un mage spécialiste du climat, même sans grand talent, de dissiper leur magie. Un spécialiste moyen, s’il jette son sort près de sa cible, peut disperser celui d’un mage beaucoup plus puissant.

— C’est bon à savoir, répondit le Héraut. S’il vous plaît, rappelez-moi d’en parler aux personnes concernées.

— Prends note, Karal, fit Ulrich.

Le novice obéit. Il veillerait à ce que cette conversation soit consignée dans les deux jours, pour qu’Ulrich puisse s’en servir lors de ses discussions avec les dirigeants de Valdemar.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Ulrich, alors que Karal mémorisait ce qui avait été dit.

Le jeune homme leva les yeux. Une énorme structure leur barrait la route, beaucoup trop large pour être un bâtiment. Des lumières étaient visibles tout en haut, à des dizaines de pieds du sol.

Cette partie de Haven était plutôt surprenante.

— Ce sont les anciens murs de la ville, répondit Rubrik. Ils marquent la limite entre la vieille cité et la nouvelle. Nous sommes presque arrivés.

Très impressionnants, les murs étaient aussi très épais, comme le prouvaient les tunnels qui reliaient les deux parties de la cité, avec une porte à chaque bout.

Des gardes les arrêtèrent. Avant de continuer, ils durent attendre que le capitaine parcoure les papiers que lui tendit Rubrik et y fasse une annotation.

— Efficace, observa Ulrich. Rubrik se contenta de hocher la tête.

On dirait que nous étions vraiment attendus…

De ce côté, les lanternes publiques étaient plus nombreuses et ils n’eurent aucun problème pour se repérer. Une fois qu’ils eurent franchi le mur, il y eut également davantage de signes de vie. Des tavernes étaient encore ouvertes. De la musique, des rires et des voix s’échappaient par leurs fenêtres ouvertes. Ici et là, un artisan industrieux brûlait une chandelle pour terminer un travail en cours. L’odeur de pain chaud apprit à Karal que les boulangers de Haven n’étaient pas différents de ceux de Sunhame : ils travaillaient surtout la nuit, quand il faisait plus frais.

Ils croisèrent aussi quelques chariots affectés au transport de grosses marchandises difficiles à déplacer de jour.

Les rues étaient revêtues d’un matériau trop lisse pour être des pavés.

Rubrik leva la tête et se rembrunit.

— L’orage qui approche doit être pire que ce qu’on m’a dit, déclara-t-il. Regardez, les volets ont été attachés de l’intérieur.

Karal hocha la tête, comprenant soudain pourquoi la ville lui avait semblé si tranquille. La plupart des fenêtres étaient barricadées et leurs volets empêchaient la lumière et les sons de sortir.

— C’est inhabituel à cette époque de l’année ?

— Très, répondit Rubrik.

Eh bien, s’ils attendent le genre d’orage capable de déraciner un arbre, à leur place, je fermerais aussi mes volets. Mieux valait passer une nuit ainsi que d’être réveillé par une fenêtre qui claque ou par une vitre brisée.

Il sembla à Karal qu’ils tournaient en rond. Il regarda autour de lui, tendit le cou et essaya de voir s’il n’y avait pas une route plus directe. Il n’avait même pas encore aperçu le Palais, alors qu’à Sunhame, ils auraient été sur le grand boulevard, juste en face !

— Haven n’a pas été bâtie selon les mêmes plans que Sunhame, dit Ulrich, tandis qu’il continuait de chercher un signe indiquant qu’ils approchaient de leur destination. Elle a été construite comme une place forte. On m’a dit que le Palais était une véritable forteresse, à l’origine, et qu’il n’est pas beaucoup plus grand que les maisons de la haute noblesse. Les rues ont été dessinées pour rendre une invasion difficile, au cas où une armée ennemie réussirait à passer le mur d’enceinte. Il n’y a pas de route directe vers le Palais.

Alors que Sunhame est dédiée à la religion. Le Temple se dresse au centre de la cité, jouxtant le Palais du Fils du Soleil, et toutes les routes y mènent directement.

De fait, la configuration de Sunhame symbolisait un soleil : les constructions principales occupaient un cercle, au centre, d’où partaient toutes les rues.

Karal espérait que l’esprit des Valdemariens n’était pas aussi tordu que leurs voies d’accès.

Les maisons et les échoppes devenant de plus en plus riches, ils devaient approcher du but !

Bientôt, il n’y eut plus de boutique ni de taverne. La route était bordée de somptueux manoirs. Enfin, alors que Karal commençait à se demander si Rubrik ne les avait pas perdus dans ce labyrinthe, ils arrivèrent devant un autre mur.

Beaucoup moins imposant que le précédent – à peine deux étages… S’il était gardé, Karal ne vit personne, malgré la profusion de lanternes. Elles étaient placées plus haut que la tête des voyageurs, assez près du sommet pour faciliter leur entretien.

De l’autre côté se dressait un grand bâtiment. Avant que Karal n’ait pu poser une question, ils gagnèrent une petite porte – si minuscule qu’il serait probablement passé devant sans la voir.

— Salut, Rubrik ! lança gaiement un jeune homme en uniforme bleu pâle. Qu’est-ce qui vous prend de faire entrer les ambassadeurs par la porte de service ? Ce ne sont pas des façons de traiter nos alliés !

Karal se raidit sous l’insulte, mais Rubrik feignit de flanquer un coup de pied au garde.

— Idiot insolent ! Ce n’est pas la porte de service mais la Porte Privée, et tu le sais très bien, Adem ! Tu veux déclencher une nouvelle guerre contre Karse ?

Karal se détendit. Le garde ouvrit la grille.

— Oh, allez, ces types ne parlent sûrement pas un mot de notre lang…

— Je la parle suffisamment bien pour savoir que vous ne pensiez pas à mal, jeune homme, mais vous devriez surveiller vos manières, dit Ulrich. Avec tous les étrangers qui arrivent à la cour, vous feriez mieux de ne pas présumer qu’ils sont ignorants, et de tenir votre langue.

Le garde pivota sur les talons, pâle comme le mur de pierres, et commença à bredouiller des excuses.

Rubrik l’interrompit. Se tournant sur sa selle, il s’adressa à Ulrich.

— Messire prêtre ? C’est vous qui avez été insulté. Je vous laisse donc le soin de décider de sa punition.

Il avait parlé dans sa langue, pour que le garde le comprenne.

Ulrich réfléchit un instant, puis répondit :

— Je crois que vous devez faire un rapport… mais sans répéter tous ses propos. Dites qu’il n’a pas été… hum… très professionnel, et qu’il a agi en présumant que nous ne connaissions pas votre langue. Il ne pensait pas à mal, je crois, mais ce comportement pourrait être pris pour une insulte. Selon moi, la meilleure punition, c’est de lui faire apprendre les rudiments de notre langue.

Rubrik regarda durement le garde. Karal fut surpris de constater qu’il était du même âge que lui.

— Tu as entendu, Adem. Je ferai un rapport sur toi dès demain matin. Ça devrait te valoir deux semaines de corvées d’écurie – ce que tu mérites amplement. Tu représentes la reine. Même au milieu de la nuit, tu ferais bien de t’en souvenir.

Le garde salua, puis ouvrit la porte et s’écarta.

— Oui, messire ! dit-il d’une voix encore un peu tremblante, son regard trahissant son soulagement. Bien, messire !

Rubrik passa la porte, suivi par Ulrich. Le garde leva les yeux.

— Merci, messire, dit-il tout bas.

Le prêtre hocha la tête, et s’autorisa un petit sourire.

Karal suivit son maître. Quand le garde referma derrière eux, il entendit grincer les gonds. Devant eux s’étendait une route pavée qui menait au grand bâtiment que le novice avait vu de l’extérieur. Il était éclairé par une multitude de lanternes savamment disposées.

Ainsi, les patrouilles voient chaque recoin… Je me demande si la reine a reçu des visites désagréables dans un passé récent ?

Karal s’avisa que la zone délimitée par le mur était plus importante qu’il ne l’avait cru de prime abord. Elle lui parut même immense… plus grande encore que la cité elle-même. Il y avait même une sorte de forêt, là, sur la gauche…

Mais le bâtiment, sur sa droite, retint son attention. Un petit groupe en sortit et vint à leur rencontre.

Quatre personnes étaient des serviteurs. Mais il y avait également deux hommes en riches atours. Et deux autres portaient l’uniforme blanc des Hérauts.

Rubrik se tourna vers Ulrich.

— Merci de votre compréhension, messire. Le jeune Adem est bien intentionné, et comme vous l’avez deviné, il ne pensait pas à mal. Mais il me connaît depuis toujours. Issu de la haute noblesse, il est enclin à se montrer cavalier avec la hiérarchie. S’il s’est porté volontaire pour la Garde, je crains qu’il ne prenne pas son devoir au sérieux.

Ulrich haussa les épaules, mais Karal devina qu’il n’était pas mécontent.

— Eh bien, on peut se montrer cavalier avec la hiérarchie quand on a un titre, non ? S’il passe les quinze prochains jours à pelleter du crottin, il tirera une bonne leçon de cette mésaventure.

Rubrik hocha la tête. Son Compagnon poussa un hennissement qui ressemblait à un rire.

— Je dois vous quitter, à présent. Ce fut un plaisir de vous escorter jusqu’ici. J’espère que nous nous reverrons.

— J’ai beaucoup apprécié votre compagnie, et je me ferai une joie de vous revoir quand mes devoirs me le permettront, répondit Ulrich avant de se tourner vers le groupe qui approchait.

Rubrik se redressa sur sa selle du mieux qu’il put ; les nouveaux venus s’arrêtèrent devant son Compagnon. Karal nota qu’il ne faisait pas mine de mettre pied à terre, et Ulrich non plus, d’ailleurs. Mais personne ne sembla s’en offusquer.

— Seigneur prêtre Ulrich, ambassadeur de Sa Sainteté de Karse, le Fils du Soleil, le Prophète de Vkandis, permettez-moi de vous présenter le seigneur Palinor, sénéchal de Valdemar, et le Héraut du sénéchal, Kyril…

Les deux hommes les plus âgés s’inclinèrent. Le sénéchal était un peu plus jeune que son Héraut, un peu plus grand aussi, mais en moins bonne condition physique. Un diplomate jusqu’au bout des ongles… Ni gros ni mince, ni beau ni laid ! La richesse de ses habits compensait son apparence banale. Le Héraut, en revanche, était une des personnes les plus mémorables que Karal ait rencontrée, de sa façon de se tenir très droit à ses cheveux gris, de ses traits ciselés à son regard direct.

Le jeune homme songea que peu de gens devaient avoir eu la témérité de mentir à cet homme.

— Je suis honoré que vous soyez venus m’accueillir, mes seigneurs, dit Ulrich, tout aussi diplomate que le sénéchal. Car il est tard… (Il se tut pour regarder le ciel.)… Et j’ai cru comprendre que nous allons avoir du mauvais temps.

— C’est hélas vrai, dit l’autre homme en blanc. Malgré le vent qui se levait, il avança et s’inclina. Rubrik fronça les sourcils, surpris.

Puis il se reprit.

— Et ce… gentilhomme… est le prince consort Daren, le représentant personnel de la reine Selenay.

Cet homme était le prince consort ? En uniforme de Héraut ? Karal était trop bien élevé pour que la mâchoire lui en tombe, mais il se mordit la langue. Rubrik ne s’était pas attendu à ce qu’un membre de la famille royale les accueille. Sinon, il les aurait avertis.

Karal fut soudain conscient de l’état dans lequel ils étaient après avoir chevauché depuis l’aube…

Le prince Daren sourit.

— Soyez le bienvenu, seigneur prêtre Ulrich. Je craignais, si je ne venais pas en personne, que ce premier contact se transforme en « occasion » diplomatique. Alors si vous voulez bien excuser mes manières brusques de soldat…

Une bourrasque glacée souffla, faisant voler leurs manteaux et piaffer leurs montures pourtant fatiguées. Des feuilles arrachées aux arbres et de la poussière tourbillonnèrent autour d’eux. Un grondement de tonnerre les avertit de l’imminence de l’orage, un éclair annonçant qu’il approchait aussi vite que le vent pouvait le pousser.

Que Vkandis soit loué pour la présence du prince Daren, pensa Karal. Lui seul a un rang suffisant pour passer outre le protocole diplomatique sans se montrer insultant, et il le sait !

— … Le « temps » que vous avez mentionné nous trempera si nous ne nous mettons pas à l’abri ! cria le prince par-dessus les hurlements du vent.

Il n’en fallut pas plus à Ulrich et à Karal. Ils mirent pied à terre aussi vite que les vieux os du prêtre et les jeunes os fatigués du novice le leur permirent et confièrent leurs montures aux serviteurs.

Alors que de grosses gouttes commençaient à tomber, tous abandonnèrent leur dignité : soulevant leurs robes et leurs manteaux, ils coururent se mettre à l’abri.

Le prince Daren se révéla un bien meilleur politicien qu’il ne le prétendait. Il coupa court au protocole avec le sourire, sacrifiant sa dignité pour préserver celle d’Ulrich.

— Je suis un soldat, qui ne connaît pas grand-chose aux ronds de jambes politiques, répétait-il souvent.

Karal et son mentor ne le crurent pas un instant. Mais ils firent semblant, car cela leur permit de conserver leur dignité tout en accélérant les choses. D’un commun accord, les manœuvres diplomatiques furent remises au lendemain. Le prince Daren les accompagna jusqu’à leur suite, et les quitta après leur avoir montré comment fonctionnait le système de clochettes qui appelait les serviteurs.

— Il est tard. Vous avez besoin de manger et de vous reposer, mes seigneurs, dit-il. L’accueil officiel aura lieu à votre convenance. Selenay et moi nous assurerons qu’un de nous soit toujours libre demain. Quand vous serez prêts à présenter vos lettres de créances, faites-le-nous savoir. Cette alliance est très importante pour nous. Voilà pourquoi il faut faire les choses dans les règles, histoire que les amateurs de ragots n’aient rien à se mettre sous la dent.

Tout bien considéré, cela augurait favorablement de l’avenir.

Situés au deuxième étage du Palais, dans l’aile réservée aux ambassades, leurs appartements étaient plus somptueux que tout ce qu’avait connu Karal. Ils se composaient de cinq pièces : une salle de bains privée avec toilettes, deux chambres à coucher, un salon et une salle de réception. La suite était bizarrement disposée. On y entrait par la salle de réception. Puis venaient le salon, et enfin les deux chambres séparées par la salle de bains. Le salon et la salle de réception étaient plus longs que larges, une configuration qui pouvait se révéler utile.

Les volets étant fermés, Karal ne put pas voir sur quoi donnaient les fenêtres. Mais le son de la grêle contre le bois lui fit apprécier cette précaution. Un repas les attendait dans le salon, présenté par un serviteur qui connaissait des rudiments de karsite. Un jeune homme costaud avec des cheveux noirs et des sourcils aussi épais que l’annulaire de Karal…

Ils s’assirent de chaque côté de la petite table. Le serviteur remplit leurs assiettes, puis sortit pour aller leur faire couler un bain.

Karal était si affamé qu’il aurait pu manger l’assiette en plus du succulent poulet rôti et des racines à la vapeur.

Ulrich se contenta de jouer avec la nourriture, et le novice comprit que son maître avait un besoin urgent du bain chaud – et de se coucher après. Le prêtre perdait toujours l’appétit quand ses articulations le faisaient souffrir.

— Ne vous embêtez pas avec ça, messire, dit Karal, quand il vit Ulrich porter la même cuillerée à sa bouche pour la troisième fois et la reposer. Allez prendre votre bain. Je vais vous faire un sandwich et préparer vos médicaments.

Ulrich ne protesta pas. Karal comprit qu’il devait beaucoup souffrir. Il permit au serviteur de l’emmener dans la salle de bains et de l’aider à se dévêtir et à entrer dans la baignoire.

Karal attendit quelques minutes. Quand il jugea qu’Ulrich était assez détendu pour avoir recouvré l’appétit, il coupa une belle tranche de blanc de poulet et la glissa dans un petit pain, avec un peu de sauce blanche et des rondelles de racines. Leurs sacs étant arrivés, il prit les médicaments de son maître avant que le serviteur ne les emporte dans leurs chambres et les versa dans un verre de vin doux.

Le novice apporta le sandwich et le verre à son maître. Ulrich était déjà plus détendu. Entendant Karal approcher, il ouvrit les yeux et sourit.

— Mangez d’abord, recommanda Karal. Si vous commencez par boire, vous vous endormirez sans avoir rien avalé.

— Surtout sur un estomac vide, ajouta Ulrich. Il accepta le pain fourré et le dévora, ce qui ravit Karal. Quand son mentor était épuisé, il perdait l’appétit, et il devait lui rappeler de se nourrir. Le sandwich avalé, Ulrich tendit la main vers le verre, qu’il vida d’un trait.

— Sois gentil, appelle notre serviteur, pour qu’il m’aide à sortir de la baignoire. Toi, va terminer ton repas… et le mien, si le cœur t’en dit. Je file me coucher.

Karal obéit.

— S’il vous plaît, l’ambassadeur a besoin d’aide pour se mettre au lit, dit-il au jeune serviteur dans un valdemarien hésitant. Il n’est pas tout jeune, et il vient de prendre une potion pour dormir.

Le jeune homme hocha la tête.

— Oui, messire, répondit-il. Je crois qu’il faut que vous sachiez que les serviteurs affectés à votre service ne sont pas des domestiques ordinaires. Nous sommes des aspirants Hérauts.

Karal sourit. Cela expliquait pourquoi, bien que l’uniforme du jeune homme soit gris, il lui rappelait celui de Rubrik.

— Eh bien, vous ne devriez pas nous trouver trop exigeants. Franchement, je suis plus habitué à servir moi-même qu’à être servi. Et mon maître n’est pas accoutumé à avoir d’autre serviteur que moi.

Qu’il fasse ce qu’il veut de ça ! Passer pour des ascètes ne peut pas nous nuire. Les gens y réfléchiront à deux fois avant d’essayer de nous acheter. Un vrai prêtre est aussi incorruptible que la statue de Vkandis.

Le jeune homme sourit timidement.

— Je m’appelle Arnod, messire. Je suis de service la nuit. Le jour, ce sera Johen ou Lysle. Voulez-vous qu’un guérisseur vienne examiner votre maître ?

Karal réfléchit, puis déclina l’offre.

— Merci, mais tout ce qu’il lui faut, c’est une bonne nuit de sommeil. La route a été longue, et l’orage n’arrange rien.

Comme pour souligner ses paroles, le vent fit trembler les volets. On aurait dit qu’un géant en colère essayait de les arracher.

— Je vais aller aider l’ambassadeur à se coucher, puis je reviendrai voir si vous avez besoin de quelque chose.

Après avoir jeté un coup d’œil aux volets, Arnod laissa Karal à son repas à moitié fini.

Le novice s’employa à le terminer, mais il ne but que de l’eau. Il savait ce qui se passerait, fatigué comme il l’était, s’il prenait du vin.

Je dormirai pendant deux jours et je me réveillerai avec un mal de tête de tous les diables.

Le salon était aussi bien meublé qu’il était confortable. Deux fauteuils, un canapé, une table, un bureau et une cheminée tournant le dos à celle de la salle de réception… C’était difficile à dire à la douce lumière des chandelles, mais Karal estima que la décoration était dans des tons de gris et d’écru. Le plancher, très simple, était adouci par des tapis colorés aux dessins géométriques.

Il jugeait intéressant qu’on leur ait affecté des aspirants Hérauts plutôt que des serviteurs du Palais. C’était peut-être bon signe.

A moins qu’on ne puisse pas faire confiance aux serviteurs pour s’occuper de deux Karsites. Ou que ces futurs Hérauts soient employés pour garder un œil sur eux.

Possible aussi que ce soit une façon de nous honorer… Difficile à dire. La seule chose dont Karal était sûr ? Arnod – qui devait avoir seize ou dix-sept ans – semblait être un charmant garçon, pas du tout rebuté par le travail de serviteur. Cela leur faciliterait la tâche. Dans le cas contraire, il aurait pu leur rendre la vie pénible.

Arnod revint au moment où Karal finissait le dessert d’Ulrich.

— L’ambassadeur s’est endormi dès que sa tête a touché l’oreiller, dit-il. C’est normal ?

Karal essaya de se remémorer les effets du médicament qu’Ulrich avait pris, tint compte de la fatigue de son mentor, et hocha la tête.

— Oui. Nous sommes en selle depuis l’aube. Autrement dit, nous avons chevauché près de vingt heures.

Arnod fit la grimace.

— Excusez ma franchise, mais c’est une chance que vous ne vous soyez pas arrêtés. Le pont de Loden s’est effondré. Si vous étiez resté de l’autre côté, il vous aurait fallu passer par Poldara, ce qui aurait rallongé votre voyage d’une semaine. Je ne me montre pas trop direct ? Sinon, dites-le-moi… Je n’ai pas l’habitude de servir, mais on a pensé que j’avais des choses en commun avec vous, parce que mon père est éleveur de chevaux.

Karal fut un peu surpris par les manières du jeune homme.

Arnod lui sourit timidement.

— Montrez-vous aussi respectueux avec le seigneur Ulrich qu’avec un prêtre de votre confession, et tout ira bien. Comme je vous l’ai dit, je n’ai pas l’habitude d’avoir un serviteur, ni d’être servi. C’est tout le contraire, en fait. (Il fit un sourire de connivence à l’aspirant Héraut.) Mon père était chef des écuries dans une auberge.

Une excellente chose qu’Ulrich et lui aient pu améliorer leur valdemarien avec Rubrik. Le karsite d’Arnod était à peine suffisant pour comprendre les requêtes les plus simples. Converser dans ces conditions aurait été impossible.

Le vent ébranla de nouveau les volets.

Karal se sentit détendu comme il ne l’avait pas été depuis longtemps.

A moins que ces « serviteurs » ne soient plus subtils que tous les espions dont j’ai entendu parler, ils ne sont sans doute rien de plus que ce qu’ils semblent être. Ils ne peuvent pas être habitués aux intrigues que j’ai vues en étant au service d’Ulrich. Même s’ils répéteront sans doute tout ce qu’ils verront et entendront ici, ce ne sont pas de véritables espions.

Un réel soulagement. Si grand qu’il se surprit à bâiller.

— Oh… je vous ai fait couler un bain, messire…, commença Arnod.

— Karal. Juste Karal, corrigea-t-il. Mon maître, c’est « messire ». Je ne suis qu’un novice, alors simplement « Karal ».

Arnod hocha la tête.

— Bon… Un bain vous attend, Karal. Je me suis dit que vous apprécieriez, après avoir mangé. Puis-je vous apporter autre chose, ou dois-je débarrasser et vous laisser vous reposer ? (Il hésita un instant et ajouta :) Nous avons posté deux gardes devant votre porte, comme devant celles des autres ambassadeurs. Aucun souci à vous faire pour votre sécurité.

Oh, au fait, n’essayez pas de vous faufiler dehors pour fouiner ! Bon, eh bien, je n’en avais pas l’intention. Si Solaris avait voulu des espions, ce n’est pas nous qu’elle aurait envoyés.

— Un bain et au lit, dit Karal en bâillant… Arnod commença à desservir tandis que le novice se levait.

Karal fut de nouveau impressionné par la salle de bains. Carrelée de céramique, elle contenait une baignoire assez grande pour se relaxer, remplie avec de l’eau chaude amenée par les tuyaux d’un chauffe-eau en cuivre. Et il y avait des toilettes, un élément de confort que Karal avait appris à apprécier depuis qu’il vivait avec Ulrich. Sortir pour gagner un cabanon extérieur lui aurait demandé plus de courage qu’il n’en avait. La seule idée de ce vent froid et chargé de grêle soufflant sur la partie la plus sensible de son anatomie…

Après ça, plus besoin de vœu de chasteté : je n’aurais plus de quoi le violer !

Quand il revint au salon, les muscles détendus, Arnod et les reliefs du repas avaient disparu et toutes les chandelles, sauf une avaient été mouchées. Karal gagna sa chambre. Un peu plus petite que celle de son maître, un de ses murs donnait sur le couloir où étaient postés les gardes. Ainsi, sa chambre protégeait Ulrich des bruits, et ceux-ci alerteraient son secrétaire, pour qu’il puisse le défendre. Bien sûr, il n’avait pas de fenêtre, mais par une nuit pareille, ça lui était égal – il entendait assez le vent, merci !

Des chandelles brûlaient et ses vêtements de nuit l’attendaient sur son lit – leurs bagages étaient donc bien arrivés. Loué soit Vkandis ! Privés de vêtements appropriés, ils n’auraient pas pu se présenter devant la reine sans déshonorer leur pays.

Et ceux de Karal contenaient également une dizaine de livres qu’il avait l’intention de lire.

Bien. Un sujet d’inquiétude de moins.

Il laissa tomber la serviette dans laquelle il s’était enveloppé et enfila les hauts-de-chausses et la tunique de nuit. Puis il souffla toutes les chandelles sauf une et se mit au lit. Il avait été tiédi, ce qui le surprit agréablement, et la bougie posée à son chevet exhalait un doux parfum.

Je pourrais m’habituer à vivre ainsi, décida-t-il.

C’était infiniment mieux que dormir dans une écurie ou sur sa paillasse du Cloître des Enfants. Oui, la vie d’un ambassadeur avait du bon.

Karal moucha la dernière chandelle et s’enfonça dans le lit en plumes.

Je n’ai pas mérité ce luxe. Au fond, je n’ai encore rien fait.

Cela dit, il allait travailler dur – pas physiquement, mais mentalement. Le lendemain, en plus de son activité de secrétaire, Ulrich lui demanderait d’observer certaines personnes et de consigner certaines situations – et il attendrait de lui des remarques constructives. Quand ils seraient présentés à la Cour de Valdemar, il devrait mémoriser les noms, les visages, les titres et les signes caractéristiques de tout le monde. Puis les réunions diplomatiques commenceraient et Karal prendrait mentalement note de tout… Pour pouvoir, plus tard, coucher sur le papier tout ce qui s’était dit.

Non, ce luxe n’était pas immérité, après tout, maintenant qu’il y pensait. Il prévoyait déjà, sans avoir besoin d’un miroir magique ni d’une boule de voyance, que certains soirs il n’irait pas se coucher avant minuit. Au moins !

Mais tout se paye, en ce monde…

Il s’endormit avant d’avoir pu réfléchir davantage à la question.

— Observe les Hérauts, dit Ulrich avant qu’ils quittent leur suite, le lendemain matin.

Il n’ajouta rien, mais Karal avait compris. Ulrich avait bien formé son secrétaire, qui n’avait pas besoin qu’on lui dise comment faire son travail.

Ulrich étudierait le prince et les autres personnages officiels de Valdemar au cours de leur introduction et des négociations préliminaires. Il voulait que Karal garde un œil sur l’autre puissance du royaume, celle qui ne se montrait jamais mais qui était partout.

Les Hérauts. Même un Karsite savait cela.

Karal était la personne idéale pour ça. Il semblait peu probable que quiconque fasse attention à lui. Un secrétaire sans beaucoup d’importance et pas beaucoup plus vieux que les adolescents affectés à leur service…

Karal doutait de réussir à ne pas se trahir s’il apprenait quelque chose – si quelqu’un lui confiait un secret important. Mais il n’avait rien à cacher. Tout ce qu’il avait à faire, c’était observer passivement.

Ils se levèrent tard – pour Ulrich, au moins, qui avait l’habitude de se réveiller à l’aube. Un autre jeune homme, « Johen », aussi silencieux qu’Arnod était bavard, leur apporta leur petit déjeuner. Puis il alla transmettre la requête d’Ulrich, qui demandait à se présenter.

Il revint peu après avec la réponse : on les priait de venir pendant la session de la Cour, dans une heure.

Ulrich souhaitant être reçu aussitôt, ils envoyèrent Johen répondre que cela leur convenait.

Ils revêtirent les robes créées spécialement pour l’occasion. Elles étaient tellement ornées que Karal ne se sentait pas vraiment à l’aise. Il préférait les robes en laine noire, les ceintures larges et les hauts-de-chausses qui constituaient le costume normal des prêtres de Vkandis. Mais il était un des représentants de Sa Sainteté… Il devait donc en avoir l’air.

Ulrich croulait sous trois fois plus d’or que lui. Il ne voulait pas savoir quel poids de bijoux ecclésiastiques accablait son mentor – rien qu’à le regarder, il avait mal aux épaules.

Johen réquisitionna un jeune garde pour leur servir de guide jusqu’à la chambre de la Cour, ou quel que soit le nom que lui donnaient les Valdemariens. La salle du trône… Karal avait entendu Johen mentionner ce nom. Cet aspirant Héraut, qui parlait bien plus vite qu’Arnod, était difficile à comprendre.

Le garde les laissa devant la porte grande ouverte, et ils prirent simplement place parmi les courtisans rassemblés à l’intérieur, aussi visibles, au milieu des Valdemariens, que deux corbeaux dans une volière d’oiseaux exotiques. Alors qu’ils attendaient d’être présentés à la reine, ils s’avisèrent que les courtisans gardaient leurs distances, comme s’ils n’avaient pas été sûrs de leurs nouveaux alliés.

Observe les Hérauts, avait dit Ulrich. Karal gardait les yeux humblement baissés, mais il étudiait l’assistance à travers ses cils et ne repéra pas beaucoup de Hérauts.

Il en vit un près d’un homme qui ressemblait à un soldat. Il parlait avec un Héraut féminin dont l’uniforme blanc arborait une coupe très exotique.

Trois autres Hérauts se tenaient sur l’estrade – cinq si on comptait la reine Selenay et le prince Daren. Karal fut surpris que l’un et l’autre portent une variation de l’uniforme blanc. Le novice connaissait un des trois Hérauts debout près de la reine, car Talia était venue à Karse pour représenter Selenay.

Karal ignora les deux autres Hérauts – pour l’instant. S’ils n’étaient pas là pour protéger la reine, ils devaient avoir les mêmes ordres que lui : observer. Pour le moment, il se concentrerait sur Talia et les deux autres, l’homme qui suivait le soldat richement vêtu comme son ombre et la jeune femme à l’uniforme si particulier.

Il l’aurait regardée par simple curiosité. S’il était le corbeau de la volière, elle jouait le rôle de l’oiseau de proie exotique. Malgré son apparence flamboyante, sa façon de bouger et sa confiance en soi l’avertirent qu’elle pouvait être dangereuse. Et que rien ne lui échappait. Mais n’était-elle pas un peu jeune pour avoir les cheveux blancs ?

Karal se souvint de ses leçons – rudimentaires – de magie. Ce doit être une Adepte. Manipuler l’énergie des nodes blanchit les cheveux et décolore les yeux. Les cheveux d’Ulrich avaient grisonné puis blanchi avant qu’il n’eût atteint l’âge mûr, avait-il dit à son élève. Mais s’il s’agissait d’une Adepte, qui était-elle ? Il n’y avait pas tant de mages de ce niveau à Valdemar…

Les pièces du puzzle se mirent rapidement en place. L’uniforme exotique, l’âge, la déférence avec laquelle on la traitait…

C’est dame Elspeth. La fille de la reine partie dans un pays lointain pour apprendre la magie et qui en est revenue avec plus que de la simple magie.

il y eut une bousculade près de la porte. D’autres personnes… et des créatures… entrèrent.

La mer de courtisans s’écarta avec un respect mêlé de crainte pour laisser passer ce groupe. En tête marchaient deux hommes aux cheveux argentés vêtus d’une manière plus exotique et élaborée que dame Elspeth. A côté, la mise de la princesse était plutôt classique. Le plus jeune et le plus beau arborait un costume extraordinaire : une superposition de couches de soie d’une dizaine de nuances différentes de vert émeraude. Les vêtements de l’autre, plus près du corps, étaient aux couleurs de la forêt.

Mais ce n’était rien à côté de leurs compagnons : un loup de la taille d’un veau nouveau-né et…

… un griffon…

O mon dieu ! Oh, Seigneur Vkandis…

Karal regarda la bête mythique, le cœur battant la chamade. Il éprouvait la même chose que lorsqu’il avait vu Hansa pour la première fois… sauf que le Chat de Feu n’était pas si gros.

Karal comprit que les descriptions ne l’avaient pas préparé à la réalité. Primo, cette créature était énorme, aussi haute qu’un cheval de trait – sa crête toucha le montant de la double porte quand elle franchit le seuil de la salle du trône. Secundo, elle était étonnamment belle. Rien à voir avec le monstre moitié félin moitié aigle auquel il s’attendait. Non, c’était une créature parfaite. Pour un peu, il l’aurait cru créée par un artiste.

Le griffon avait une tête de rapace au front large et au bec cruel. Ses ailes, pour le moment repliées, devaient avoir une envergure extraordinaire. Ses quatre pattes étaient munies de serres formidables. Karal nota, avec un amusement teinté d’angoisse, que quelqu’un avait eu l’idée de leur fabriquer des pointes en bois, pour que le griffon n’abîme pas les parquets. L’animal de légende était brun doré, avec des taches de l’or le plus pur et du noir le plus sombre. Quand il se tourna, ses grands yeux dorés plongeant dans ceux du novice, il ne douta plus qu’il était aussi intelligent que lui. Mais il y avait bien plus que de l’intelligence : une forte personnalité !

Il regarda Karal puis son maître, ses pupilles se contractant.

L’arrivée de ce cortège semblait être ce que tout le monde attendait, car la séance commença.

Ulrich et Karal en furent le point de mire. Après que les affaires courantes eurent été expédiées, on les appela devant l’estrade.

Karal suivit son mentor, veillant à garder l’esprit réceptif. Il savait qu’Ulrich avait des documents officiels à présenter – des lettres de créance et une copie du traité… Le prêtre dirait à la reine, dans un discours au style fleuri, combien Solaris était heureuse de cette occasion de transformer la paix actuelle en une véritable alliance.

Selenay répondrait de même.

Cette fois, au moins, les discours diraient la vérité – en tout cas du côté karsite.

Et peut-être aussi du côté valdemarien, si on se fie à ce que nous a dit le prince hier soir.

D’après les dégâts qu’il avait vus dans les jardins, par une des fenêtres de leur suite, il savait que la tempête avait été assez violente pour faire naître l’inquiétude. Un arbre avait été déraciné et d’énormes branches emportées ici et là. Apparemment Karse, avec ses mages spécialistes du climat, possédait un trésor qui faisait défaut à Valdemar.

Donc, le discours de la reine serait également sincère – mais cela suffirait-il à balayer des siècles de haine ?

Si on en croyait le regard sombre de Talia… oui. Elle était la preuve de la sincérité de Valdemar. D’origine hold et ayant passé son enfance sur la frontière, si elle pouvait pardonner aux Karsites et devenir prêtresse honoraire de Vkandis, alors les autres le pouvaient aussi.

Ulrich fit son discours, puis la reine tint le sien. Karal n’y prêta pas réellement attention. Il observait Talia. Elle non plus ne s’intéressait pas au discours. Son regard balayait l’assemblée, comme si elle évaluait l’humeur des courtisans.

Mais son expression neutre ne donnait pas beaucoup d’indication sur ses pensées.

— Si vous n’y voyez pas d’objection, messire prêtre, dit la reine, j’aimerais vous présenter tous les dignitaires de cette cour, y compris les représentants de tous nos alliés et amis.

C’est donc pour ça que le griffon et les autres sont venus ! Ulrich accepta – après tout, c’était ce qu’il avait espéré – et la foule se mit en ligne.

C’est là que je commence à gagner ma pitance et mon lit douillet !

Ulrich attendait de Karal qu’il se souvienne de tous ceux qui allaient leur être présentés. Bien, c’était la raison de sa venue ici.

Le Conseil au complet parada devant eux, le sénéchal, le seigneur Palinor, en tête. Il fut suivi par le seigneur marshal, l’homme aux allures de soldat avec qui s’entretenait un peu plus tôt dame Elspeth. Puis vinrent une femme au visage chevalin, dame Cathan, qui représentait les Guildes, et un prêtre relativement jeune, le père Ricard, qui se révéla être le Patriarche de toutes les religions présentes à Valdemar.

Je croirai ça quand je le verrai ! Je n’ai jamais connu deux prêtres de confessions différentes capables de s’entendre sur un sujet – même sur le simple fait que le soleil brille.

Mais il n’était pas là pour juger, simplement pour se souvenir de tous les participants.

Ils rencontrèrent ensuite les représentants des régions de Valdemar, puis l’autre « puissance ». Les Hérauts – ceux qui avaient un office à la cour.

Kyril, le Héraut du Sénéchal. Un homme de l’âge de Talia, répondant – bizarrement – au nom de Griffon, le Héraut du seigneur marshal. Plus âgé, le Héraut Teren était le doyen du Collegium – quoi que ça puisse être. Dame Elspeth était Héraut auprès des Etrangers, un titre tout aussi énigmatique. Il se demanda pourquoi elle ne portait pas celui de « princesse » ou d’« héritière ». Vint ensuite une autre femme impressionnante, grande, blonde et pleine d’autorité, le capitaine Kerowyn, dont il avait entendu raconter les exploits. Il connaissait tous ces noms grâce à Rubrik. Maintenant il pouvait mettre un visage dessus.

Puis ce fut le tour des autres ambassadeurs : J’katha de Rethwellan, Ruvan de la cour d’Hardorn en exil, puis ceux de la Guilde des Mercenaires, des écoles de Magie des Vents Blancs et de la Montagne Bleue…

Les plus exotiques suivirent…

Le visage aquilin, les cheveux noirs, les yeux bleus et la peau dorée, Querna shena Tale’sedrin représentait les Shin’a’in des Plaines de Dhorisha. L’homme d’une grande beauté et aux cheveux d’argent, tout de vert émeraude vêtu, était Flammechant k’Treva, Adepte et ambassadeur des Tayledras.

La créature qui ressemblait à un loup était aussi un ambassadeur. Rris représentait non seulement son espèce, les kyrees, mais aussi les tervardis, les hertasis et les dyhelis. Ulrich hocha la tête, comme s’il connaissait ces créatures, mais Karal savait qu’il lui faudrait en chercher des descriptions ou, mieux, des représentations.

Et pour finir, le griffon.

La magnifique créature inclina la tête en réponse à Ulrich, et ouvrit un bec suffisamment gros pour gober la tête de l’ambassadeur karsite.

— Je m’appelle Treyvan, dit-il en valdemarien. (Et Karal aurait juré qu’il souriait.) Je suis très heureux de faire votre connaissance. Je crois savoir que nous avons un ami commun ? Un Robe Rouge nommé Sigfrid ?

Ulrich eut un sourire chaleureux.

— Oui, en effet. J’avais espéré trouver quelqu’un ici qui ait travaillé avec lui, messire griffon, mais je ne m’attendais pas à ce que ce soit vous.

Le griffon sourit.

— Nous parlerons de Sigfrid plus tard.

Il s’inclina de nouveau, puis s’éloigna pour laisser sa place aux groupes de courtisans suivants. Aucun n’avait de signe particulier. Karal se contenta de mémoriser leur nom et leur visage.

Quand ce fut enfin terminé, la reine sortit avec son entourage, après avoir invité Ulrich à se présenter en privé devant elle après le déjeuner.

Alors que les courtisans quittaient la salle du trône, derrière les étrangers, Ulrich regarda Karal.

— J’ai besoin d’un peu de calme. Ça te chagrinerait que nous déjeunions dans notre suite, plutôt qu’en compagnie de la reine et de la cour ?

Karal songea à tous ces regards curieux, parfois hostiles, essaya de s’imaginer en train de manger avec ces gens, et frissonna. Sa position était bien plus publique qu’il ne l’avait cru.

Ulrich gloussa.

— Je prends ça pour un « non ». Bien, je vais aller consulter le Héraut Talia, pour savoir s’il s’agit d’une rencontre formelle ou non.

— Je m’occupe de notre déjeuner, répondit Karal.

Ils n’avaient plus besoin de garde. Il quitta la salle du trône seul et regagna leurs appartements.

Après avoir appelé leur serviteur, il s’installa au bureau, où il avait déjà disposé de l’encre et du papier. Quand l’aspirant Héraut arriva, il avait déjà commencé à dresser la liste des dignitaires. Il ordonna qu’on leur serve leur déjeuner dans le salon avec l’aisance d’une personne qui a l’habitude d’être obéie. Après le départ du jeune homme, il s’avisa de ce qu’il avait fait.

Il se figea, stupéfait. Il était dans ce pays depuis quelques jours et déjà il avait changé.

Mais où le mèneraient ces changements ?

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